... le goût des cafés, et celui de sa bouche. Mais ce n’était pas vraiment un goût. Plutôt le mélange âcre et puissant d’une odeur et d’une couleur qui, dans mon souvenir, avait le relief d’un goût dans ma propre bouche.
L’odeur était celle du tabac mélangé à l’alcool qui virait caramel dans sa nonchalance. La couleur était celle de sa lèvre inférieure - grenat - comme ses chandails, charnue jusqu’à l’indécence. Toujours humide.
Il promenait sa nonchalence jusque dans les cafés les plus sordides. Et moi avec. « On ferme pour aujourd’hui M’sieur dames, c’est l’heure. »
Le café, mon père en avait fait une institution. Ici pour jouer au poker, dans une petite salle derrière le comptoir. Là pour une partie de billard à l’étage, où il ne fallait pas prononcer le moindre mot, ni esquisser l’aube d’un geste. Et encore cet autre, pour la sommelière, et le plaisir enfantin qu’il avait à lui coller la main aux fesses en pensant que je n’y comprenais rien.
J’avais quatre ans et je n’aurais peut-être rien compris à son geste si ce n’était dans le regard de la blondasse. Elle ne pouvait s’empêcher d’afficher sa fierté d’avoir intéressé un si bel homme, ne serait-ce qu’avec sa croupe ; il fallait qu’elle s’en vante. Alors elle me prenait en confidence avec son petit sourire et la façon si dégagée qu’elle avait de se retourner pour aller chercher sa commande. D’un air entendu, son clin d’oeil était sans ambages : « Tu vois, je lui plais à ton père ».
Combien de femmes ais-je vu avoir ce même regard aguicheur, en bombant leurs seins. Ceux de ma mère étaient tout petits, et elle ne prenait jamais de telles poses riducules.
Elle était toujours élégante. Impeccablement campée sur ses talons aiguilles. Il l’emmenait rarement dans « ses » cafés. Moi toujours. Je ne sais plus si j’aimais ou si je détestais ça.
Je crois que je détestais celui où il jouait au billard. Parce qu’il ne fallait pas bouger. Que ça durait des heures et que je ne comprenais rien aux mouvements lents de ces trois boules. La salle était sombre, enfermée. Il n’y avait que des hommes, qui parfois voulaient me prendre sur leurs genoux. Je refusais, systématiquement. « Je suis avec mon père », je leur disais en désignant du doigt l’homme qui jouait dans le fond de la salle. Alors seulement je retrouvais ma force et leur lançais de toute la noirceur de mes yeux : « Vous voyez bien que vous n’êtes pas à la hauteur ».
Et puis je me cambrais sur mon tabouret en regardant celui qui maîtrisait une fois encore son adversaire. Sans un mot, sans même une expression de satisfaction sur le visage. Sans aucune expression d’ailleurs, jamais.