Et qu’est-ce qu’ils font avec leurs bouquins une fois arrivé chez eux ? Ils les mettent dans une bibliothèque ou à la cave ? Où ils se feront bouffer par les rats.
À moins qu’ils ne fassent comme moi et qu’ils essayent désespérément de les échanger à un brocanteur contre un four miniature.
Quatre caisses pleines à ras bord que je lui ai balancées au brocanteur.
Elles devaient bien peser cent kilos. “Je vous laisse regarder”, que je lui ai lancé tandis que j’allais trier quelques babioles, plus pour vider ma cave que pour le four. Mais il avait là de quoi se régaler. Les babioles, il pouvait bien me faire la fleur de les prendre pour quelques deniers de plus.
J’avais aussi gardé dans le coin de la cave un carton avec de très vieilles éditions et des livres d’art, dont une édition limitée du Minotaure, complète, en trois volumes. Mais j’attendais de voir ce qu’il avait dans le ventre pour marchander cette caisse-là !
Je suis revenue vers lui dans le couloir et je lui ai dit : “Alors ! Qu’est-ce que vous en pensez ?”
“J’vous donne dix francs pour celle-ci ; les trois autres, j’veux bien vous les débarrasser, si ça peut vous arranger”.
Je ne sais pas combien de temps je suis restée là, debout, à le regarder. Il avait le cheveu frisé et gras. De petites lunettes rondes qui lui donnaient un air d’intellecto qui avait laissé tomber la réflexion depuis belle lurette. Il était sale sous le nez et son pull-over pendouillait sur sa bedaine. Il était du genre à se masturber tous les soirs, très vite, et en serrant les dents sur les mêmes vieilles revues pornos.
Il m’a dit, comme pour s’excuser : “Vous savez, les bouquins, c’est difficile à vendre.” Je me suis remise à respirer et j’ai regardé le choix qu’il avait fait. Pour dix francs. Il y avait des guides de voyage : Sri Lanka, Philippines, Inde, quelques bons romans en poche et deux ou trois horreurs que j’avais gardées “pour info”.
Je me suis relevée vers lui, j’ai planté mes yeux dans les siens et je lui ai lancé : “Vous avez vraiment fait un très mauvais choix”.
Nous sommes restés là tous les deux, debout à nous regarder. Il n’a pas dit un mot.
Alors, très lentement, je me suis penchée sur les cageots restants comme sur un petit animal que l’on va abandonner. “Mais vous n’avez pas vu ce qu’il y a là ?”
Il y avait là de très vieilles éditions que m’avait léguées mon grand-père, probablement les premières en papier arche, de Krishnamurti, Schwaller de Lubitz (Ars Magna, couverture Vélin, édition numérotée, splendide, et l’œuvre complète de Sri Aurobindo, des Joseph Kessel, Pierre-Jean Jouve, Baudelaire, Paul Valéry, Hemingway, Henri Miller, Kundera et une édition épuisée et introuvable, je l’ai su par la suite, de “La spiritualité de la matière” de Robert Linssen. J’ai reposé les livres un à un, précautionneusement, comme s’ils étaient en verre, un verre si lourd et si fragile.
Je suis allé prendre la petite mallette d’argenterie, celle que j’avais reçue quand j’étais petite, les trois cartons de bibelots et je lui ai dit : “Voilà, vous pouvez monter le four au premier, j’aimerais l’essayer”.
Il a d’abord commencé à ranger les cartons dans sa Renault 4L, il ne pouvait pas avoir une autre voiture qu’une Renault 4L, et moi je suis rentrée chez moi. Je me suis enfermé dans les toilettes et j’ai pissé pendant une éternité, sans m’arrêter.