Assis dans cette chambre oblongue et crasseuse, sur un lit métallique,
on se dit que l’on a probablement été victime d’idéalisme lors de nos précédents voyages, et la réalité se révèle sans fard.
Trop de tout, partout.
Les égouts à ciel ouvert. Et le ciel ouvert sous des tonnes d’immondices. Où le plastique se mêle aux excréments ; d’hommes, de vaches - sacrées -, d’enfants, de rats, d’oiseaux.
Et cette crasse qui recouvre le sol, les murs, les pieds et les vêtements. Qui s’insinue jusque dans les plis de la peau. Trop de tout, partout.
Un enchevêtrement humain qui serpente entre les chars à bœufs et les nouvelles voitures Tata. Evitant dans un miracle perpétuel ceux qui dorment à même le sol. Trottoirs ? Connais pas.
Le feu rouge clignote, les chiens aboient et la caravane passe.
Frôlé par un camion qui déboule à toute allure, un voyageur s’arrête net au milieu de la route. Stop ! Le son s’est échappé de sa bouche hébétée. Un vieil homme le regarde, amusé et tranquille. En suspension, l’étranger déboussolé se retrouve face à un sourire sans équivoque. Et tout est apaisé.
Cette candeur le fait fondre comme un morceau de sucre dans un tchai brûlant. De l’état de cristallisation, il passe à celui de béate liquéfaction.
« Je n’ai rien »
Les gens sont simples ici, voyez-vous. Comme ce Swâmî - un saint - ou peut-être était-ce simplement un sâdhu ? Un homme qui a largué toutes les amarres pour aller à la rencontre de son Dieu.
Il butait inéluctablement sur l’absurdité de la guerre - leitmotiv entre autres considérations - dans un anglais par trop raffiné pour un homme en haillons. « Il n’y a pas de problème ma chère » était son évidence.
Des yeux en amandes. Pommettes saillantes, menton effilé. Vietnam, Japon ? « L’Inde est mon pays ».
Il ment ; il n’a rien d’un Indien. Même pas Bhoutanais ; beaucoup plus à l’est.
Je sais qu’il ment, par omission ; pour oublier tout ce pan de l’histoire. L’Inde est sa mère patrie. Celle qui l’a recueillie dans sa quête, lui accordant même un statut. Dans le sous-continent, les chercheurs de Dieu sont plus respectés que les banquiers. On les nourrit, leur baise les pieds, on s’agenouille en quête d’une bénédiction. On se dit que l’on parviendra (finira, arrivera) tous à ce point. Un jour. Demain.
« Voyez-vous, je ne vais pas sur Internet. Je n’ai pas de livres, Je n’ai rien.
C’est une autre vie ma chère.
Mais lorsque quelque chose doit être fait, cela se fait. »
Entre le cartilage et le sang
Le soir venu, je glisse à travers le village sur une bicyclette verte, croisant des femmes en haillons d’une élégance sylvestre.
Dans la nuit crépusculaire, accrochées aux flancs de marbre, elles scandent le verbe qui ébroue l’âme prisonnière.
Dans le temple, le silence a englouti tous les mots.
Comme un cyclone de velours, le chant d’une femme efface toute pensée sur son passage. Sa dévotion consume mes illusions. Le souffle de Dieu se fraie un chemin entre les articulations, le cartilage et le sang.
Peut-être était-il là, le Swâmî ? Etendu à même le sol, sur le côté de la route. Dormant comme les autres sous un morceau de plastique blanc.